DIX SECRETS DE FABRICATION :
- Créer un climat de confiance
Toute interview est un match. L’intervieweur l’aborde toujours en position d’infériorité parce qu’il est le demandeur. Pour que le match soit amical, l’interlocuteur doit être approché en douceur. La prise de contact par écrit est plus rassurante que la prise de contact par téléphone. Il est capital de convaincre son interlocuteur que son témoignage sera précieux et de lui garantir que, bien entendu, aucun de ses propos ne sera publié sans son autorisation. Quand j’écris à Mark Pesos dans le but de le faire réagir à mes découvertes sur l’implantation du siège de la banque Pèze sur un site naturel protégé je cherche à l’amadouer. Je mets en avant le fait que, en l’interviewant, je lui offre la possibilité de répondre aux calomnies répandues sur l’île à propos de ses méthodes…
- Mettre tous les atouts de son côté
On n’interroge pas de la même façon un élu, un fonctionnaire, un chef d’entreprise ou un écrivain. Mais, quelque soit l’interlocuteur, une interview n’est fructueuse que si elle est soigneusement préparée. Je sollicite un entretien avec Mark Pesos quand je me sens prêt à soutenir la confrontation. Je me sens prêt quand j’ai accumulé le maximum de données documentaires sur lui, ses amis, ses adversaires, et quand j’ai établi un solide « guide d’entretien », autrement dit une liste de questions assez détaillées et assez précises pour contrer ses manoeuvres de diversion et le pousser dans ses retranchements…
- Choisir la bonne stratégie
Il y a trois sortes d’interview qui ne donnent pas les mêmes résultats.
* L’entretien directif consiste à poser des questions très précises en refusant les digressions et les réponses évasives. C’est une méthode agressive, valable dans le format court, genre « micro-trottoir » : trois questions, trois réponses de cinq lignes chacune… On ne soumet pas notre célèbre banquier à un « micro-trottoir »!
* L’entretien non directif consiste à poser une question introductive très ouverte puis à laisser l’interlocuteur monologuer à sa guise. Cette méthode laxiste est utile pour découvrir la personnalité de son interlocuteur lorsqu’on ne sait rien de lui mais elle est rarement productrice d’informations. Si je laisse Mark Pesos monologuer il ne me dira rien, évidemment, de la façon dont il a obtenu un permis de construire pour sa résidence ultrasécurisée dans un site naturel protégé.
* L’entretien semi directif est le plus approprié à la pratique du journalisme. Il consiste à alterner questions ouvertes et questions fermées, questions générales et questions détaillées. Cette alternance permet les relances, favorise les échanges, établit un rapport de partage, voire de coopération. J’userai de cette stratégie « enveloppante » avec Mark Pesos. Mon questionnement de départ sera très général: « Pourquoi avoir choisi de transférer le siège du groupe Pèze sur l’île de Lobdonnoc ?».Pendant un moment, je le laisserai s’exprimer en toute liberté. Je n’interviendrai pas. Mon écoute attentive et souriante le mettra à l’aise. Puis, au détour de l’un de ses propos, je le relancerai tranquillement avec des questions précises assorties de références prouvant ma compétence : « J’étais la semaine dernière à Lobdonnoc, j’ai déjeuné avec des membres de l’Office national des zones naturelles protégées, et je me suis laissé dire que vous aviez bénéficié d’une dérogation pour construire votre résidence sur l’île… Est-ce exact? »…
- Choisir le bon endroit
On n’interroge pas les gens n’importe où. On n’interroge pas Mark Pesos au bistrot du coin. Quand on est demandeur on se déplace jusqu’à lui. Les lieux publics, en particulier les bars ou les restaurants, sont à éviter. Le bruit ambiant perturbe les conversations et la présence de témoins peut déranger l’interlocuteur. Choisir un lieu calme, tranquille, de préférence bureau ou salon. Les lieux publics peuvent convenir quand il s’agit de bavarder de façon informelle avec certains « seconds couteaux » ou certains informateurs dont le public ne peut pas deviner l’identité.
- Choisir le bon ton
Une interview est un match mais ce n’est pas un match de boxe. C’est un tête-à-tête ambigu ou chacun, au contraire, essaie de séduire l’autre. L’agressivité, de la part de l’intervieweur, est contre-productive. Ce n’est pas en se montrant virulent qu’on obtient des confidences. L’interviewé n’est pas l’ennemi de l’intervieweur. Il ne s’agit pas de le provoquer, le combattre ou le terrasser. Il s’agit de nouer avec lui, le temps d’une conversation, un rapport de respect mutuel. Le bon ton est celui de la neutralité, tolérante ou bienveillante. Je ne partage pas forcément les idées de Mark Pesos mais je lui reconnais le droit de les exprimer librement et, s’il m’arrive d’objecter, je le fais avec courtoisie.
- Savoir poser les questions
Ce n’est pas avec des questions biaisées, à double sens, ou hors sujet, qu’on met un interlocuteur en confiance. La bonne manière d’interviewer consiste à formuler des questions claires, précises, dont chaque mot est bien pesé, dont l’enchaînement se déroule dans un ordre logique autour de la problématique centrale, et dont le contenu, par sa consistance et sa rigueur, démontre à l’interviewé que son interlocuteur connaît bien le sujet, ou le dossier, en discussion. D’où l’importance du « guide de l’entretien » élaboré au préalable afin de pouvoir garder le contrôle de l’interview même si l’interviewé a tendance à répondre « à côté »… Si je questionne Mark Pesos sur l’investissement que représente la construction d’un tel bâtiment ultrasécurisé il faut que je dispose de solides points de comparaison, par exemple de chiffres vérifiés sur la construction du building ultramoderne qu’a fait construire récemment son rival, le banquier Bill Bath, sinon mon interlocuteur ne me prendra pas au sérieux.
- Poser les bonnes questions
Une bonne question, c’est une question claire, précise, intelligible, neutre, formulée de telle sorte qu’elle n’induit pas la réponse, mais assez lourde de sens pour que la réponse fasse avancer l’intervieweur vers ce qu’il cherche à obtenir de son interlocuteur. Cela peut être une « sous question ». Poser la bonne « sous question » au bon moment nécessite de connaître parfaitement son sujet. L’intervieweur y parvient, dans la progression de son questionnement, en commençant par poser les questions les plus simples pour finir avec les sous questions les plus complexes. J’aurai une bonne « sous question » à poser à Mark Pesos quand il m’aura confirmé qu’il a bénéficié d’une dérogation pour construire à Lobdonnoc : « La construction de ce nouveau siège est un investissement important pour la banque Pèze. Qu’en est-il côté salariés ? Les licenciements annoncés peu avant votre prise d’otage sont-ils toujours à l’ordre du jour ? »
- Refuser l’autocensure
Les bonnes questions provoquent parfois des esquives ou des refus de répondre. Mais l’intervieweur ne doit pas renoncer. Sa fonction de « chercheur de vérités » l’oblige à revenir à la charge, poliment, tranquillement, mais clairement, au moins une fois. Si sa relance n’obtient pas un meilleur résultat, le refus de l’interviewé devient un fait éloquent… à rapporter au lecteur. Je m’attends à ce que Mark Pesos ne réponde pas à ma « sous question ». S’il exprimait son ambition d’annuler le plan de licenciements annoncé les actionnaires du groupe le relèveraient sans doute de ses fonctions lors de la prochaine assemblée générale. Mais s’il refuse de me répondre je le raconterai dans mon journal …
- Transcrire sans déformer
Enregistrer un entretien libère l’intervieweur de l’obligation de prendre des notes en continu et donne à l’interviewé la garantie que ses propos ne seront pas déformés. Mais on n’utilise un magnétophone qu’avec l’accord de l’interviewé et en acceptant d’interrompre l’enregistrement dès que l’interviewé le désire. On interrompt soi-même l’enregistrement, par politesse, à la moindre interférence dans la conversation, par exemple en cas d’intrusion téléphonique. Le recours au magnétophone ne dispense pas de prendre des notes, au fil de la discussion, en particulier pour relever ce qui ne figurera pas dans l’enregistrement : les sourires, les grimaces, les hésitations, les tics… La question de savoir si certaines formulations orales doivent être gommées au moment de la transcription doit être concertée à la fin de l’entretien.
- Conclure sans ambiguïté.
C’est aussi à la fin de l’entretien – même si toutes les règles du match ont été arrêtées au préalable- que l’intervieweur, pour éviter tout malentendu, confirme à l’ interviewé quel sera le sort journalistique de ses propos : publication intégrale sous la forme d’un ensemble « questions-réponses », publication partielle sous la forme d’extraits libres ou choisis d’un commun accord, publication sous réserve de relecture, etc. Il appartient à l’ intervieweur d’en décider en conscience pourvu que ce soit en toute clarté avec l’ interviewé. Mon propre deal avec Mark Pesos aura, comme d’habitude, le mérite de la limpidité : il m’autorise toujours à enregistrer tous ses propos et à les publier à ma guise… tout en se réservant le droit de nier les avoir tenus. Sa parole contre la mienne, le compromis me semble honorable…