LES 6 CLÉS D’UNE BONNE ENQUÊTE
- Une bonne question.
A l’origine d’une bonne enquête il y a toujours une question subsidiaire. C’est, souvent, la question annexe que l’observateur curieux de tout se pose, une fois qu’il a obtenu des réponses à toutes ses questions principales, mais devant laquelle il recule, en général, effrayé par sa portée sous-jacente. C’est souvent le « pourquoi » du « comment » ou le « comment » deviné, mais introuvable, sous les apparences.
Supposons que j’aie déjà réuni toutes les réponses aux questions que je me posais à propos de l’implantation du siège de la banque Pèze dans l’immense résidence ultrasécurisée de Mark Pesos sur l’île de Lobdonnoc. J’ai de quoi publier un dossier complet sur les répercussions de ce changement, la nouvelle vie du célèbre banquier, son état d’esprit, ses projets,… Mon reportage exclusif chez les îliens mécontents sera la cerise sur le gâteau. Je suis content de moi… Je me pose bien une question subsidiaire. Mais c’est une question si lourde que les bras m’en tombent aussitôt. C’est la question de savoir comment Mark Pesos est parvenu à faire construire un tel bâtiment dans une zone naturelle protégée…Comment a-t-il pu obtenir les autorisations nécessaires ? Est-ce légal ? Et comment a-t-il fait pour financer un chantier aussi démesuré, lui qu’on dit ruiné ? Ces questions, je me les pose, mais je me sens dans l’incapacité d’y répondre. Trop d’obstacles en perspective…
- Un premier fil à tirer.
Le journaliste enquête dans les zones d’ombre de l’actualité comme l’historien fait sa pelote à tâtons dans les obscurités de l’Histoire. Pour trouver le premier fil à tirer, le journaliste applique la méthode de l’historien : il se documente sur le sujet qui l’intrigue, se familiarise avec le personnage central, lit tout ce qui a été écrit sur lui, dresse la liste des témoins connus et potentiels, note les dates et les moments clés de sa vie privée et publique, dresse l’inventaire des interrogations soulevées par les questions restées sans réponses… Cela revient à établir un canevas de la problématique à résoudre…
Dans le cas de Mark Pesos, il apparaît très vite qu’il bénéficie du soutien financier du magnat Lucas Soussoux, à la tête d’une importante fondation et d’une fortune considérable. Le célèbre banquier a par ailleurs rencontré à plusieurs reprises Françoise Ecu, la directrice de l’Office national des zones protégées.
Voici donc un premier point d’ancrage : se renseigner sur Françoise Ecu, ses liens personnels avec Mark Pesos, la fréquence de leurs rencontres ces derniers mois, faire parler ses proches au sujet du transfert du siège de la banque Pèze sur l’île de Lobdonnoc, pourtant classée site naturel protégé,…
- Une toile à tisser.
Quand le journaliste se fait historien de l’instant, il a besoin de temps pour cerner son sujet, le délimiter puis le traiter. Ce temps, il le prend ; on doit le lui donner. Il avance sans se presser, d’un point d’appui à l’autre.
Des personnalités aussi puissantes que Lucas Soussoux et Françoise Ecu ont forcément des rivaux et des ennemis. Ces témoins ont sûrement des choses à dire sur l’aide que ceux-ci auraient pu apporter au mégaprojet de Mark Pesos. Je dresse leur liste et me renseigne sur eux pour pouvoir les « apprivoiser ». C’est avec eux que je prends mes premiers rendez-vous parce qu’ils me parleront plus facilement que Françoise Ecu et ses proches.
Le journaliste commence à tisser sa toile à la périphérie de son sujet pour se rapprocher au fur et à mesure des questions centrales.
- Une toile à peigner.
Toute campagne d’entretiens ouvre d’autres pistes.
Mis en confiance par mon professionnalisme, mes premiers témoins me recommandent d’autres sources. Si Mark Pesos a bénéficié des largesses intéressées de Lucas Soussoux, il a aussi accru sa fortune par le rachat de nombreuses entreprises, qui ont parfois coulé dans des circonstances troubles. Je n’ai pas de mal à faire parler les ex-dirigeants des entreprises concernées. Ils me détaillent le mode opératoire du célèbre banquier. J’apprends également qu’il connaît Françoise Ecu depuis sa prime enfance, ils étaient à l’école ensemble. Elle a d’ailleurs longtemps travaillé comme consultante pour le groupe Pèze, mais sous son nom de jeune fille… J’accumule les données.
Vient le moment où le journaliste enquêteur doit trier, démêler et lisser les informations qu’il a recueillies en tournant autour de son sujet. Il vérifie les chiffres, amasse les documents, recoupe les témoignages, précise les chronologies.
- La stratégie de l’araignée.
Quand sa proie lui paraît encerclée, le journaliste enquêteur l’attaque de front sans hésiter parce qu’il se sent bien armé. Il doit boucler son travail en demandant à sa cible de s’expliquer sur les faits qu’il a découverts. C’est l’un de ses devoirs déontologiques: s’il publie des révélations sur quelqu’un, il lui laisse la possibilité de s’en expliquer. Mais on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre…
Je demande donc rendez-vous à Mark Pesos. Je le fais de préférence par écrit, en termes aimables et mesurés, pour conserver une preuve de mon impartialité. Mais je reste vague sur l’objet réel de ma démarche pour ne pas l’effaroucher. S’il accepte de me recevoir j’intégrerai naturellement ses réponses dans mon compte-rendu. S’il refuse, je l’écrirai aussi afin que mes lecteurs soient juges de ma bonne foi.
Le journaliste enquêteur ponctue son travail en toute transparence par respect de la vérité et de ses lecteurs.
- Une argumentation irréfutable.
Toute enquête bien menée est facile à rédiger. Faits, témoignages et preuves des faits s’enchaînent dans un ordre logique comme c’est le cas dans la progression d’une démonstration mathématique.
Pour que le texte soit vivant on injecte dans cette démonstration certaines des choses qu’on a vues et entendues mais il ne s’agit alors que de fioritures. Tout ce qui peut distraire du raisonnement principal est écarté. Les jugements de valeur sont inutiles – sauf, parfois, en conclusion ou en annexe sous forme éditoriale – car les faits parlent d’eux-mêmes.
L’essentiel est dans la rigueur froide de l’argumentation qui doit justifier le titre de l’enquête et sa chute.
TOUTE ENQUÊTE À PLUSIEURS MAINS DOIT ÊTRE ORCHESTRÉE.
Certaines enquêtes nécessitent un traitement pluridisciplinaire. Un seul enquêteur, fût-il le meilleur, ne parvient pas toujours à tirer tous les fils disponibles, surtout dans les recherches déployées tous azimuts. L’enquête à plusieurs mains est alors de bonne méthode. Dans le cas de notre exemple, on pourrait imaginer un découpage du travail en trois avec les interventions de deux journalistes spécialisés (environnement et affaires financières) et d’un reporter généraliste pour les choses vues et entendues sur le terrain. La difficulté, dans cette méthode, réside dans le suivi du travail d’ensemble puis dans sa mise en forme finale. D’où l’impératif d’une coordination rigoureuse et la désignation d’un chef d’orchestre.
TOUTE ENQUÊTE A SES LIMITES.
Le succès des investigations journalistiques dépend parfois de la capacité de dissimulation du journaliste enquêteur. Il faut se montrer habile pour dénicher certaines vérités cachées. La recherche de la vérité dans l’intérêt du public autorise le recours à l’astuce. Mais le service du public ne doit pas être confondu avec la satisfaction des ambitions personnelles ou la soif personnelle des règlements de comptes. L’honnêteté de toute enquête journalistique implique la clarté des motivations du journaliste enquêteur. On n’enquête pas par désir personnel mais au nom du droit des autres à la vérité. N’étant ni policier ni juge le journaliste enquêteur refuse le recours aux méthodes déloyales.